lundi 3 septembre 2012

Des Juifs et des chrétiens

« Que son sang retombe sur nous et sur nos enfants ! » (Matthieu 25.27) - assez jeune, j’ai appris cette citation biblique comme explication des malheurs du peuple juif à travers les deux derniers millénaires.
« Que son sang retombe sur nous et sur nos enfants ! » - ainsi avait crié la foule lorsque Pilate s’était lavé les mains de la crucifixion de Jésus de Nazareth.
« Que son sang retombe sur nous et sur nos enfants ! » - peut-on accréditer cette phrase en explication de l’Histoire, une malédiction que les quelques dizaines ou centaines de Juifs rameutés ce matin-là à Jérusalem auraient prononcée et amenée sur les millions de Juifs nés depuis, parce que ces Israélites de l’Antiquité romaine avaient « fait mourir le Prince de la Vie », selon l’expression de l’apôtre Pierre, alias Simon Bar Jonah?
« Que son sang retombe sur nous et sur nos enfants ! », cette phrase serait-elle une forme de justification de l’écrasement dans le sang de la révolte juive par la légion de Titus, de l’expulsion des juifs d’Espagne par Isabelle la catholique, de la vindicte de Luther, des pogroms russes et bien sûr du génocide par les Nazis, pour ne parler que des faits les plus tristement illustres ? Au-delà de la méchanceté des hommes, c’est tout simplement le sang du seul Juste qui retombe sur sa race ?
« Que son sang retombe sur nous et sur nos enfants ! », peut-on encore admettre que cette phrase ait pu servir de justification à devenir soi-même acteur de cette malédiction, exécuteur d’un jugement non pas prononcé directement par Dieu lui-même, mais « invité » par la foule du Vendredi-saint; que dire lorsque l’Eglise – ou qu’ en tous cas ceux qui s’en revendiquaient, ont persécuté les Juifs ?
Nous devrions savoir mieux, nous autres luthériens exercés à manier Loi et Evangile, commandement et Bonne Nouvelle, jugement et grâce, car autant cette parole, « Que son sang retombe sur nous et sur nos enfants ! » est une imprécation qui appelle un jugement, une responsabilité pénale à portée spirituelle, sur ceux qui l’assument jusqu’au bout ; autant cette Parole, « Que son sang retombe sur nous et sur nos enfants ! », transformée précisément par la Croix sur laquelle elle envoie Jésus, devient une libération pour tous ceux qui croiraient en Lui et en son sacrifice, elle devient Parole de Grâce, car de même que les prêtres de l’Ancienne alliance – eh oui – aspergeaient le peuple avec le sang des bêtes sacrifiées pour le pardon des péchés, de même « le sang de Jésus-Christ nous purifie de tout péché », proclament les Ecritures, même les croyants d’Israël car le sang des bêtes n’était qu’un signe du sang du Christ. Voilà le témoignage de la révélation divine, du prophète Esaïe à l’épître aux Hébreux.
Mais est-ce à cause d’une bonne compréhension de la Bible que nous autres rejetons l’antisémitisme ? Ou est-ce parce que depuis la fin du dernier conflit mondial, on a documenté l’horreur du génocide contre les Juifs, on en a fait l’incarnation du mal absolu, on nous a formés pour que cela ne se reproduise plus voire formatés à ce « devoir de mémoire » ? Est-ce parce que ça pose un problème de compréhension biblique ou parce que c’est immoral ? Sommes-nous, en bons disciples du Christ, attentifs au Seigneur qui révèle sa volonté immuable et son amour fidèle, ou sommes-nous, en « bons chrétiens », respectueux de la « bonne morale » en société ?
On peut d’autant se le demander qu’il y a aujourd’hui comme un flottement dans notre société : de plus en plus nombreux ces dernières années ont été ceux qui se sont indignés du sort des Palestiniens dont les Territoires restent sous le contrôle, aujourd’hui extérieur mais toujours bien armé, d’Israël ; en même temps, on commence à se rendre compte de la menace que l’Islam radical constitue particulièrement pour les Juifs comme pour les chrétiens. Parallèlement, si je vois qu’on se réjouit au témoignage d’un Juif qui reçoit Jésus dans sa vie, je ressens aussi une perplexité par rapport au courant Juif messianique qui se développe aujourd’hui.
Le passage de l’épître aux Romains traditionnel pour ce 10ème dimanche après la Trinité, dimanche « du peuple de Dieu » est celui à travers lequel j’ai entendu une interprétation de la Bible en lien avec les évènements de l’Histoire récente, à savoir la restauration d’un Etat d’Israël. On m’a enseigné que lorsque l’apôtre Paul écrivait « tout Israël sera sauvé » il n’évoquait pas une conversion massive des Juifs à la fin des temps – c’est-à-dire comme si tous les Israéliens d’aujourd’hui et les Juifs du monde entier se tournaient vers le christianisme – mais qu’Israël, au sens spirituel, représente le peuple de Dieu, et qu’à la fin des temps seraient rassemblés enfin tous ceux qui font partie de ce peuple par la grâce de Dieu, qu’ils soient d’origine juive ou issus des autres nations.
Par rapport aux questions concernant Israël et les Juifs, nous sommes aussi appelés à « sonder les Ecritures ». De fait, c’est l’Ecriture inspirée qui nous permet d’appréhender ce qui se passe dans le monde, notamment au plan spirituel, sans être surpris mais en y voyant au contraire l’accomplissement de ces Ecritures, ce qui peut porter pour fruit de nous réjouir et de nous fortifier dans la foi.
Or, clairement, il n’est pas anecdotique qu’un peuple dispersé depuis près de deux mille ans conserve son identité et qu’ainsi les Juifs aient pu s’identifier comme tels, que dans le siècle passé ils aient pu commencer à se rassembler jusqu’à former un Etat ; il n’est pas anodin qu’un Etat guère plus grand que l’Alsace et moins peuplé que certaines de nos régions fasse à ce point l’actualité mondiale. Au-delà de la lecture historique, au coeur de l’identité juive se trouve les Ecritures que nous appelons l’Ancien Testament et que nous avons reçu en héritage au côté de la révélation des apôtres qui y reviennent régulièrement.
Ainsi le Nouveau Testament n’est pas la mort de l’Ancien, mais comme le dit le proverbe théologique, le Nouveau Testament est en germe dans l’Ancien et l’Ancien Testament s’accomplit dans le Nouveau. C’est ainsi que les Ecritures inspirées à Israël sont abondamment citées par les auteurs inspirés de la Nouvelle Alliance en Jésus-Christ, eux-mêmes d’ailleurs pratiquement tous Juifs. La révélation de dieu à Israël vit toujours car elle est Parole vivante de Dieu, l’Ancien Testament nous enrichit toujours et nous enseigne d’autant plus que s’accomplit, dans les temps de l’Eglise appelés aussi les derniers temps, ce qui y était déjà écrit.
Cette richesse, Paul la décrit aux Romains lorsqu’il évoque ses congénères, les Israélites en écrivant : « c’est à eux qu’appartiennent l’adoption, la gloire, les alliances, la loi, le culte, les promesses et les patriarches » et qu’il ajoute « c’est d’eux que le Christ est issu dans son humanité, lui qui est au-dessus de tout, Dieu béni éternellement ! ».
Cette richesse est passée dans l’Eglise des premiers temps, où beaucoup de chrétiens, comme on le voit à la lecture des épîtres ou des Actes des Apôtres, étaient Juifs, et notamment bien sûr à travers les apôtres. Cette coloration a « déteint » au fur et à mesure que les païens affluaient dans l’Eglise et que les générations de Juifs baptisés se succédaient au sein d’une Eglise de plus en plus « pagano-chrétienne ». L’Eglise a conservé cette richesse dans sa référence constante à l’Ancien Testament, partagée avec tous par les lectures bibliques dans la tradition liturgique et illustrée dans l’art graphique, tableaux et dessins. Comment comprendre en effet, non pas simplement un « arbre de Jessé » sur un vitrail sans connaître l’histoire des rois d’Israël, mais surtout comment comprendre plus pleinement la Sainte-Cène sans entendre le récit de la Pâque israélite ? Certes, on peut toujours recevoir par la foi le corps et le sang de Jésus dans le pain et le vin de la Sainte-Cène, comme une grâce, mais on est enrichi dans sa piété, dans sa foi même lorsqu’on comprend d’où vienne ce pain et ce vin, lorsqu’on apprend la libération des esclaves hébreux d’Egypte, comment comprendre, sans l’Ancien Testament, ce que Jean-Baptiste veut dire par « l’Agneau de Dieu qui ôte le péché du monde » ?
Mais si le fait que sur les tableaux, les scènes d’Israël étaient à une époque bien médiévales voire européennes d’aspect, ce n’est pas forcément un signe d’ignorance culturelle de l’artiste, mais aussi le désir de l’Eglise d’incarner le message biblique dans la culture des destinataires de l’oeuvre. Toutefois, la culture juive a certainement déteint, s’est diluée voire perdue dans l’Eglise notamment
d’Occident. Or cette tradition aussi éclaire notre compréhension de l’Ecriture, car pour prendre un fameux exemple, la coupe de la Cène ne figure pas explicitement dans l’institution de la Pâque telle qu’on la trouve dans les livres de Moïse. C’est la tradition du Seder, le repas de la Pâque juive, qui peut nous aider à comprendre pourquoi l’évangéliste Luc évoque deux coupes, dont une deviendra celle de la Communion, et surtout quel était le sens attaché au partage de ces coupes. Jésus a suivi la tradition de son peuple selon la chair et il lui a donné un plein sens spirituel dont témoigne aujourd’hui l’Ecriture Sainte – Jésus est la Parole vivante de Dieu faite chair… et cette chair, il la tenait de ses ancêtres israélites.
Aussi nous ne pouvons pas rester sous la seule Loi, sous les paroles de jugement des Ecritures qui dépeignent l’endurcissement ou l’aveuglement des Juifs, nous ne pouvons pas restés plantés devant la statue de la femme aux yeux bandés représentant la synagogue sur les murs de la cathédrale de Strasbourg, ou ailleurs. Nous avons sans cesse à nous laisser ravir par l’Evangile et prendre à coeur le partage de la Bonne Nouvelle de Jésus avec les Juifs, car s’il est notre Seigneur, il est leur frère de sang, et il est le Sauveur de tous. C’est vrai, il est remarquable de voir que comme l’intégration des païens dans le peuple de Dieu aux premiers temps de l’Eglise a posé nombre de question, aujourd’hui c’est la conversion en nombre de Juifs à Jésus et l’émergence des mouvements juifs messianiques qui rend perplexe l’Eglise « traditionnelle », en fait largement non-juive. Mais c’est ce que l’Ecriture annonce aussi, quand Paul envisage ces conversions qu’il appelle de ses voeux ! Car l’Eglise, traditionnellement, et essentiellement, est israélite ! Elle l’est au sens spirituel, mais elle qui est le Corps du Christ, qui s’incarne, elle tient, elle descend d’Abraham, d’Isaac et d’Israël ! Les Juifs messianiques – messianique est le mot juif, chrétien le mot grec, c’est le même qualificatif – les Juifs messianiques sont, comme le prophétise Paul, un sujet de fortification dans la foi, car ils sont dans la cohérence entre l’Ancien et le Nouveau Testament, ils sont dépositaires de l’ensemble des alliances successives de dieu avec les humains, ils incarnent l’ensemble de la révélation biblique, ils nous donnent une image de ce que Christ, de ce que le Messie, incarne en premier et pleinement, purement. L’apôtre Paul nous rappelle dans cette lettre aux Romains que nous, chrétiens, peuple de Dieu de la Nouvelle alliance et d’origine païenne, avons été greffé sur le peuple de Dieu de l’Ancienne Alliance, Israël, comme il rappelle auparavant dans la même épître aux Romains que nous avons été baptisés en Christ. Etre, selon les mots de l’apôtre, comme des branches d’olivier sauvage greffées sur un olivier de bonne race, voilà en effet une parabole de l’Evangile qui prend à rebrousse-poil la logique humaine, où celui qui est Juste prend sur lui tout le mal pour que nous qui sommes impurs devenions purs comme Lui ! Mais c’est aussi une parabole qui nous rappelle combien l’apport des Juifs en termes de connaissance et de pratique de l’Ancien Testament peut nous amener à une meilleure compréhension, plus approfondie, plus riche, de celui-ci et de la Bible toute entière.
Pendant la Seconde guerre mondiale, des Juifs ont reçu le Baptême en Jésus. Il ne faut pas voir ces conversions comme des tentatives d’échapper aux persécutions, mais plutôt comme le fruit d’un rapprochement entre Juifs et chrétiens dus à la persécution nazie, quand on voit celles qui se sont inscrites dans la durée, voire dans l’éternité pourrait-on dire. Ainsi du cardinal Lustiger, premier prélat de l’église catholique romaine de souche juive depuis l’époque antique, Aaron de son prénom de circoncision et Jean-Marie de son prénom de baptême ; ou, dans nos églises, Maurice Salomon-Léon, notre « abbé Pierre », ou la veuve du pasteur Collardeau, dont l’histoire a été rapportée il y a quelques temps dans les colonnes d’Amitiés luthériennes. Aujourd’hui, beaucoup de Juifs reconnaissent en Jésus le Messie promis à leurs ancêtres. C’est une joie pour le peuple de Dieu tout entier. Une joie d’autant plus forte qu’ils nous enrichissent de leur culture mais surtout de la cohérence qu’ils représentent. Et qu’ils sont enrichis aussi en étant réconciliés aux non-juifs, comme ce Juif messianique israélien et cet Arabe chrétien palestinien prenant ensemble la Communion. Car nous sommes un(is) en Christ qui nous a rassemblés en son Corps, l’Eglise, peuple et gloire de Dieu ! Amen !



Pasteur Philippe Volff, Eglise Evangélique du Val de Sauer, 12 août 2012.

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